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Jean Roubier
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L’Humaniste et l’Automate : une collaboration artistique

En 1933, l’écrivain Georges Duhamel (1884-1966) publia chez Hartmann un essai critique intitulé L’Humaniste et l’Automate. À une époque où la société connaissait une transformation sans précédent née de l’apparition de la mécanisation au 19e siècle, Duhamel pose la question de l’Homme créateur devenant victime dépendante de sa créature. L’écrivain, qui plaçait les valeurs de l’humanisme au cœur de toute vie sociale, s’interroge sur l’avenir potentiel d’une humanité à laquelle une trop grande confiance envers les machines ferait perdre sa « substantifique moelle ». Aux critiques qui l’accusèrent de ne pas être de son temps, il répondit : « […] j’use de mon droit et je remplis mon devoir d’homme vivant : je veux librement connaître, comprendre, juger, critiquer le temps dans lequel je vis » (p. 12).

Jean Roubier, Georges Duhamel à son bureau, 1933 (avant)
Georges Duhamel à son bureau, 1933 (avant)

L’auteur qui porte ce regard philosophique sur la vie à venir n’était pas un inconnu à l’époque. En 1918, le prix Goncourt avait couronné Civilisation, son deuxième roman, inspiré de ses souvenirs de guerre. En septembre 1914, jeune étudiant en médecine, il avait été incorporé à l’hôpital d’instruction des Armées Bégin (Val-de-Marne) et en 1917, avait été envoyé à sa demande sur le front, exerçant comme chirurgien à Verdun où ses qualités humaines firent l’état d’un rapport officiel soulignant « son profond dévouement pour les blessés qu’il comprend et qu’il aime de tout son cœur ! ». Cette importance accordée à l’humain par Duhamel n’était pas uniquement liée à un état social donné, mais était profondément ancrée dans son âme et sa conception du monde. La grande question de son ouvrage pourrait se résumer à ceci : la mécanisation créée par l’homme ne risque-elle pas de le déshumaniser à long terme ? Comme il l’écrit lui-même : « […] je me défie de l’influence que peuvent exercer sur moi ces créatures de l’esprit humain, je me défie de la contagion des machines. Je sais que l’homme fait la machine et que la machine le lui rend bien. […] je me propose d’étudier certaines modifications graves infligées à la personnalité humaine par l’usage des machines » (p. 25-26). Partant de ce postulat, Duhamel entame des chapitres thématiques sur des domaines où, selon lui, l’esprit mécanique nuit à la bonne fonctionnalité de ce qu’il considère être le propre de l’humanité. Il s’intéresse ainsi à cette dégradation dans les domaines de la médecine, du cinéma, de l’enseignement et de la beauté.

Jean Roubier, Médecin au chevet de son patient, 1933 (avant)
Médecin au chevet de son patient, 1933 (avant)

Au-delà du texte de Duhamel, l’essai est illustré de trente-deux clichés à l’esthétisme dépouillé, graphique, percutant, pris par Jean Roubier (1896-1981). « Il faut éviter le fouillis : qui veut trop montrer ne montre rien », affirmait Roubier dans son ouvrage La Photographie et le cinéma (1956, p. 154). Ces trente-deux plans rapprochés viennent nourrir la réflexion, doubler l’écrit de l’auteur par l’image du photographe. Si certaines photos font directement écho au texte, la plupart vivent par elles-mêmes, comme une pensée répondant à une autre pensée. Sur les trente-deux clichés, huit montrent des humains à travers le travail des mains ou en communion avec l’autre. Les autres présentent majoritairement des sites industriels vides de toute vie, des rouages écrasants, des paysages lithiques et métalliques aux lignes pures mais inexpressives.

Jean Roubier, Rouages de machine, 1933 (avant)
Rouages de machine, 1933 (avant)

Roubier illustre la froideur du monde sans humanité que l’homme mettait alors en place. Par opposition, quelques images soulignent la grâce éphémère de la nature face à la perfection inerte et atemporelle de la « créature » mécanique : une tulipe au galbe fragile, un arbre à la frondaison légère, un champ de céréales dense et aéré tout à la fois : rien d’étouffant, de massif, d’inerte. La valeur de cet éphémère naît paradoxalement de son état temporel. « Ces grands paysages de la métallurgie, ça ressemble facilement au désert », conclut Duhamel (p. 198). À cette sensation de l’auteur, le photographe abonde en images esthétiquement superbes mais muettes de toute vie.

Jean Roubier, Tulipes, 1933 (avant)
Tulipes, 1933 (avant)

Si Duhamel était bien connu au début des années 30, il n’en allait pas de même de Jean Roubier. Pour quelle raison Duhamel l’avait-t-il choisi ? Aucun document ne permet de savoir avec certitude comment les deux hommes, qui furent de grands amis, se sont rencontrés. Selon la tradition, la rencontre se serait faite un jour où l’automobile de Roubier aurait crevé devant la maison de l’écrivain, à Valmondois (Val-d’Oise), en 1919. En regardant les états militaires de l’un et de l’autre, nous pouvons également supposer que le photographe, soldat blessé en 1917 puis 1918, a pu croiser le chirurgien au cours de ses convalescences. L’année 1919 comme année de lien amical interpelle en ce sens.

Jean Roubier, autoportrait préparant un appareil photographique
Jean Roubier préparant un appareil photographique

L’esprit humaniste est partagé par les deux hommes, de même que l’amour de la musique. Duhamel jouait de la flûte traversière ; Roubier était passionné et autodidacte en la matière. Dès ses débuts en photographie, dans les années d’après-guerre, Roubier s’est intéressé à la société en train de disparaître sous les coups de la modernisation. Ses clichés immortalisent la vie d’antan, les paysans dans les campagnes, affairés dans leurs champs, dans leurs vignes ; les petits métiers disparus de Paris ; tout un monde que la mécanisation était en train de transformer. Une attention toute particulière est accordée aux êtres pour eux-mêmes. Roubier fut d’ailleurs intégré au groupe des photographes dits humanistes, mouvement né dans les années 1930.

Jean Roubier, Georges Duhamel jouant de la flûte traversière dans son jardin, 1930
Georges Duhamel dans son jardin, 1930

Duhamel a beaucoup fait pour aider son ami à sortir de l’amateurisme. À partir de 1932, l’écrivain envoya des cartes introductives aux grands noms artistiques de l’époque, les engageant à recevoir Roubier pour un portrait. Nombreux furent ceux qui répondirent favorablement, permettant à ce dernier de réaliser une collection des célébrités de son temps. L’Humaniste et l’Automate adouba le photographe auprès du grand public. Dès lors, sa carrière professionnelle était lancée et ses reportages furent régulièrement publiés dans la presse. Duhamel et Roubier témoignent de l’interaction et de l’émulation de deux esprits artistiques, chacun exerçant dans son domaine, mais tous deux se soutenant et s’alimentant mutuellement. Cette collaboration profitable se perpétua tout au long de leur vie.

Sources : Georges Duhamel, L’Humaniste et l’Automate, Paris, Paul Hartmann, 1933, 202 p. ; Céline Glatard, « Jean Roubier et Georges Duhamel », dans Études photographiques, n° 33, automne 2015 (consultable sur le site : journals.openedition.org) ; Registres matricules militaires de Paris (Duhamel) et Beauvais (Roubier).

Fatima DE CASTRO, MPP
décembre 2023

 

Jean Roubier, Jean Cocteau chez lui, 1933
Jean Cocteau chez lui, 1933

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