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Églises de Paris, archéologie du divin dans le paysage urbain
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Églises de Paris, archéologie du divin dans le paysage urbain

Photographie et mémoire, histoire d’archives

Bibliothèque du CNAM
Bibliothèque du CNAM

Francophone et francophile, Ivan Segura Lara découvrit Paris en 1993. Jeune photographe et apprenti chercheur, il avait déjà consacré les débuts de sa pratique à la photographie documentaire. Inspiré par l’école de Düsseldorf, il avait remarqué l’omniprésence et la diversité, dans le paysage de Bogota, des petites guérites abritant le personnel de surveillance. Il en avait réalisé l’inventaire photographique, s’astreignant à composer de la manière la plus neutre possible une série représentative. Les bibliothèques de Paris, dont on peut supposer que le jeune doctorant les découvrit dans le cadre de ses recherches, exercèrent sur lui une vraie séduction. Elles lui permirent, là encore, d’établir une série où les caractéristiques visuelles communes – les rayonnages, les tables de travail – se remarquent finalement moins que les multiples identités de ces institutions.

Si l’on peut supposer que ces lieux de savoir incarnent, pour un étranger, un aspect important de la culture européenne, d’autres lieux l’interpellèrent bientôt. Au fur et à mesure de ses déambulations dans la ville, il remarqua les églises, jalons urbains à la fois communs à la culture visuelle du Colombien et porteurs d’une histoire propre au vieux continent. Arriver à les lire dans le paysage prit du temps : ce Sud-Américain a été frappé d’abord par l’uniformité chromatique de Paris, ville grise et, au premier abord tout au moins, monotone. Peu à peu, son regard se dessina : il remarqua, identifia, apprit à repérer les églises rendues invisibles par ce qu’il nomme un « engourdissement du regard », et poussa leur porte.

Il fut alors frappé par un paradoxe : bien qu’omniprésentes, bien que signe d’une culture ancienne et si fondamentale pour l’Europe, les églises sont vides et silencieuses. Lors de ses visites, les offices étaient rares, les croyants aussi. Marginalisées dans le paysage parisien par le regard distrait de ses habitants, les églises semblent désertées, en décalage avec l’activité extérieure. En chercheur, Ivan Segura Lara se documenta et se familiarisa avec les jalons de la sécularisation des sociétés occidentales en général, française en particulier : l’avènement de la raison au siècle des Lumières, les critiques philosophiques au 19e siècle, la séparation des Églises et de l’État en 1905, le Concile Vatican II et l’assouplissement de la pratique, mai 1968. Pour lui, la ferveur populaire, le besoin de communion pourrait s’être déplacé dans d’autres lieux, par exemple sur les terrains de foot, comme ceux qu’il a beaucoup photographié en Seine-Saint-Denis.

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Eugène Atget, Église Saint-Séverin, Paris, 1923.

Le choc qu’il éprouva alors le poussa à entamer le projet qui nous occupe. Son sentiment de désuétude, la sensation de la disparition d’un monde, qu’il compare à celui qu’a pu ressentir un de ses modèles, Eugène Atget, l’amena à imaginer de dresser, à son tour, un inventaire visuel. Or, de la même façon qu’il nourrit sa compréhension de travaux de recherche en sciences humaines, il imagina d’emblée produire des documents susceptibles à leur tour de nourrir la réflexion scientifique.

Pour cela, il définit un corpus aux contours réalistes pour être exhaustif. Ayant un temps envisagé tous les lieux de cultes, il se restreignit aux catholiques sur le territoire de Paris, que ceux-ci appartiennent à la puissance publique (avant 1905) ou au diocèse, qu’ils soient protégés ou non au titre des Monuments historiques, toujours en service ou désaffectés. Il commença par photographier leurs façades en noir et blanc. Ce faisant, il remarqua des similitudes d’inscription dans le paysage urbain et élabora une typologie : églises devant des places ou parvis, sur des carrefours, dans des enclos urbains, devant des parcs ou des squares, sur la rue. Il croisa ces types avec une géographie – des cartes les représentent – et une histoire. Certaines églises ont ordonné autour d’elles l’aménagement urbain, souvent dans les quartiers anciens construits à une époque où l’institution assumait sa visibilité. Sans que la règle soit absolue, Ivan Segura Lara remarqua, qu’après les nombreux chantiers ordonnés par le diocèse dans les années 1930, les églises de la seconde moitié du 20e siècle se sont faites plus discrètes, reflets des changements pastoraux. Ces évolutions sont d’autant plus visibles à l’intérieur des églises.

Ivan Segura Lara poursuivit en effet sa mission en entrant dans les édifices. Dûment autorisé par la Ville de Paris, toujours en bonne intelligence avec le clergé et les visiteurs présents ce jour-là, il composa des représentations photographiques dont le systématisme est encore plus marquant que celui des façades. Non contraint par le contexte urbain, il était libre d’adopter systématiquement un cadrage central, orthogonal, mettant d’autant plus en valeur l’architecture et les aménagements liturgiques que le monument est représenté vide. Ce choix, effectué primitivement pour produire les images les plus intemporelles possibles, paraît aujourd’hui à l’auteur, en temps de confinement, singulièrement contemporain.

Église Saint-Étienne-du-Mont, Paris Ve arr., 2014.
Église Saint-Étienne-du-Mont, Paris Ve arr., 2014.

Cette couverture des intérieurs se fit à la chambre photographique, appareil qui évite les déformations optiques. Cet usage suppose une pratique particulière : le matériel est lourd, encombrant, et peut nécessiter l’aide d’assistants. La mise au point est minutieuse, les temps de pose sont longs. Loin d’être vécues comme des contraintes, ces caractéristiques techniques permirent à l’auteur de faire l’expérience de la durée : contempler les édifices, en déceler les singularités, les représenter fidèlement va à l’encontre des excès de la culture numérique, qui privilégie la rapidité et le flux. De plus, la prise de vue à la chambre, procédé argentique, produit des négatifs et des tirages dans des matériaux qui, peut-être contre-intuitivement, sont actuellement plus aptes à être conservés, et donc à durer.

Cette caractéristique est loin d’être anodine pour Ivan Segura Lara, qui, d’emblée, destina ce travail, plus encore qu’au marché, à des institutions capables d’en préserver la mémoire. Travail de documentation, le corpus fut d’emblée pensé comme des archives en devenir – démarche atypique, les archives étant d’ordinaire des documents produits incidemment, mais qui ont été sélectionnés a posteriori pour pouvoir raconter une époque. Le but ici est d’offrir un instantané de l’état d’un corpus rigoureusement circonscrit, à une période définie, et qui pourrait préluder à sa détérioration. En ce sens, la mise à disposition de ces images par la MAP, via la base Mémoire – outil ironiquement numérique – permet d’atteindre l’un des objectifs formulés par le photographe.

Le second s’incarne dans l’objet même que constitue cet ouvrage. La matérialité est une donnée, on l’a vu, assumée et défendue par l’auteur, et qui a motivé la fondation d’une maison d’édition indépendante, AEL. Ce livre permet donc de rassembler physiquement des relevés de monuments par nature dispersés, et d’incarner ainsi leur sérialité, leur unicité. À la manière du musée imaginaire d’André Malraux, fabriqué par la photographie, cet ouvrage donne corps à ce corpus, lui (re)donne une dimension monumentale. Il permet également d’ouvrir d’ores et déjà ce travail à l’étude et au commentaire, pour allier traces pour l’histoire et réflexion présente.

Mathilde Falguière-Léonard et Ivan Segura Lara, 2021

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